Edmund et les ours explosifs
Nous y venons enfin: Edmund et les ours explosifs, fer de lance de l'oeuvre romanesque de Bann, est une oeuvre dont l'immense qualité est malheureusement inversement proportionnelle à sa popularité, ce qui, et je ne pense pas me mettre trop en danger en affirmant cela, s'applique à la quasi-totalité de l'oeuvre de notre ami arcachonnais.
Mais je ne compte pas aujourd'hui m'attarder en prolégomènes exégétiques, et préfère vous laisser découvrir par vous-même les deux premiers chapitres:
I
Une micropluie d’huile de moteur coulait par
intermittence sur le sol fragmenté de la grange. Edmund croyait y reconnaître
un rythme ternaire de jazz, puis ne croyait plus rien : son esprit se
déconnectait, et comme il aimait le faire, il cessait d’être là.
Il y avait là quelque chose d’assez
amusant : d’abord, il pouvait se voir lui-même, par une sorte de
projection astrale ; il voyait donc lui,
Edmund, faire semblant d’adopter des grimaces naturelles et communes, et au
final, il devenait son propre public - d’une certaine manière, il se demandait
si, au fond, jouer à être comme les autres, ça n’était pas la clé du
comportement de tous ceux qui vivaient autour de lui, et si l’uniformité des
attitudes humaines n’était pas un vaste quiproquo.
Et puis, ça lui permettait de ne plus rien
ressentir. Ne rien ressentir, c’est chouette ; voilà ce qu’il avait conclu
après avoir patienté deux heures dans une voiture renversée, la tête en bas,
avec ce maudit levier de vitesse enfoncé dans la cuisse et sa meilleure amie morte
depuis une heure assise à côté.
Et attendre debout dans le bus-fournaise à
l’atmosphère saturée de chaleur humaine et sans intérêt : voilà un autre
moment où il pouvait voir sans le vivre le personnage Edmund, ce gars lointain,
qui souffrait et se retrouvait dans ce genre de cas pénible que tout le monde a
déjà rencontré. Magnifique allégorie de l’ennui trivial, pensait-il, et sitôt
il comprenait que seule la souffrance est amusante à voir ; c’était pour
ça d’ailleurs que les poètes n’écrivaient jamais de sonnets intitulés
« vive la vie », et que les tragédies grecques ne se terminaient
jamais par d’amicales garden-parties.
Un bout d’épi de blé décapité par le vent
vint se figer dans son oreille ; amusé, Edmund lui trouva une ressemblance
avec son ami Georges. Il écrasa l’épi aussitôt : Georges avait autrefois
couché avec sa meilleure amie. L’huile de moteur continuait de couler, et
Edmund se dit qu’il faudrait bien régler ce problème un jour ou l’autre.
Il opta pour l’instant présent, et d’un
geste désinvolte il envoya une allumette en flammes dans la continuité
verticale de la coulée devenue fluide. Il y eut d’abord une colonne de feu qui
dansait du sol jusqu’au véhicule en contrehaut, puis la longue flamme changea
de couleur pour prendre une teinte inconnue par l’homme jusqu’alors, et
qu’Edmund baptisa « slongue », en référence au bruit qu’avait fait le
crâne de Georges quand il le lui avait fracassé avec un extincteur.
Le véhicule explosa enfin, et libéra une
forte lumière qui subsista bien après l’éclat. Cette lumière était verte, puis
invisible, puis redevenait verte, ce qui rendit finalement un effet
stroboscopique dans la grange peu éclairée. Edmund, jubile, applaudit : il
raffolait de ces effets pyrotechniques que la Planète
La nuit était tombée depuis environ deux
jours, et ses yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité. Tout en avançant
paisiblement dans l’immense lac herbu qui figurait son pré, Edmund regarda le
ciel, les yeux dans les étoiles, et adressa au cosmos un regard complice :
il songeait à la semaine dernière.
La semaine dernière, il avait effectué le
Test : debout, au même endroit, il avait extirpé de sa ceinture un
revolver, puis s’était enfoncé le canon dans la graisse du ventre ; il
avait tiré, le sang jaillissant s’était noyé dans le tissu de son vêtement, et
il était tombé sur l’herbe. Face au ciel, il avait soustrait à la douleur
l’enthousiasme du test : il obtenait un résultat négatif –il l’évaluait à
-18-, l’effet était donc clair : pas de douleur.
A son grand bonheur, on l’avait retrouvé
quelques minutes plus tard, pour l’amener aussi vite que possible –trouvé à
cette heure par des gens qui n’étaient pas d’ici, c’était une vraie
chance !- à la clinique. Les médecins et à peu près tout le monde avaient
cru à un suicide ; Edmund avait bien ri de cette méprise : un suicide ?
impossible : par principe il méprisait l’onanisme.
Sans vanité, Edmund aimait se faire
désirer ; sans vanité toujours, il voulait se faire désirer par l’univers.
Ne souhaitant pas imposer l’espace compris entre ses cheveux de paille et la
plante de ses pieds dans le champ de vision de ses pairs, il avait donc fait le
Test : si quelqu’un l’avait sauvé, c’était que l’Univers voulait de lui.
Bien sûr, « suicide », c’était
plus court à prononcer, les médecins s’en étaient donc accommodés dans un souci
d’économie de leur temps précieux, mais c’était un concept impropre.
Il était donc maintenant au milieu de ce
pré, le ventre encore marqué par la suture, à attendre de l’Univers le signe
décisif qui l’autorisait à rentrer en contact avec le monde et lui délivrait le
diplôme d’être spécial. D’abord peu difficile, il chercha dans le ciel un
message signifiant, et convint après quelques minutes qu’avec un peu
d’imagination, en joignant la Grande Ourse
Edmund fit signe à l’Univers de prendre son
temps.
Finalement, conciliant, il lui laissa encore
une journée pour se décider et repartit vers la grange, qui désormais était un
lieu sûr, puisque le feu s’était éteint de lassitude.
II
Le jour fit défiler son long cortège
d’événements sans lien ; Edmund le traversa avec impassibilité. Il y avait
dans ces heures absurdes une sorte de réconfort, il se pressait à leur texture
molle et onctueuse en imaginant combien celles qui suivraient
l’emmitoufleraient de leur sens. Ce bon vieux sens, cette légende d’écolier, il
la voyait bien venir, quelque part, dans le seul lieu proche –ou visible- qu’il
ne pouvait pas atteindre : le ciel. Bientôt, l’Univers décocherait une
flèche dans son champ : il la suivrait, et trouverait enfin le sens.
Le
soir arriva, la lune décrivit à trois reprises un arc de cercle dans la voûte
céleste mouchetée d’étoiles incongrues, puis s’écarta de gauche à droite d’un
mouvement saccadé qui provoquait une lumière vive et désagréable. Enfin,
l’astre joueur tomba de fatigue avec bruit, et ne reparut plus de la nuit.
« Pas de lune pour ce soir, pensa
Edmund. »
Il patienta fébrilement dans le pré, cette
fois-ci beaucoup moins compréhensif vis-à-vis de l’Univers : un jour, c’était
largement suffisant pour préparer la forme, la cérémonie ; et puis, venant
d’une entité d’une telle envergure, l’entreprise lui paraissait dérisoire. Afin
de passer sa colère, il concentra son attention sur d’autres éléments de ce qui
l’entourait : les arbres chauves aux écorces en caoutchouc, les hibous
artistes qui collectaient les chapeaux des noctambules, et surtout, la rumeur
irrégulière des ours explosifs. Mais l’Univers, une fois de plus, le snoba avec
ce qu’Edmund vit comme une joie. Jurant, feignant l’indifférence, il repartit
vers sa grange en fauchant du pied les champignons farceurs qui surgissaient
intempestivement du sol.
Brusquement, un son rectiligne et sifflant
vint se jucher dans l’herbe, juste derrière lui. Edmund fit volte-face,
curieux, jouant la surprise. Il y avait sur le sol une fine flèche d’un bleu
instable et clignotant, à laquelle était accroché un rouleau de papier à
carreaux. Le jeune homme le déplia, et lut ce à quoi il s’attendait, à savoir
un message :
« Edmund.
Désolé de ne pas avoir répondu plus tôt,
mais j’étais pas mal occupé par deux trois problèmes. Rien de bien méchant, ne
t’inquiète pas, pas de quoi en faire un monde. En tout cas tu peux suivre la
flèche dès maintenant, elle te mènera sûrement tu sais où. Allez, c’est pas
tout ça, mais le temps passe, et on rigole, on rigole, mais bon…
Bon voyage !
L’univers »
Edmund releva la tête une fois de plus, un
sourire accroché au visage. Afin de mieux saisir la situation, il s’absenta, et
se regarda heureux au milieu de son pré : il observa les petits traits
excités du coin de sa bouche, sa jambe languissante qui tremblait, et pour une
fois, il s’identifia à lui-même. Puis, il regarda ce personnage sympathique
poser ses pieds sur la flèche pour mieux envisager la direction à
prendre ; il assista ému à son départ pour le tout droit, et se dit que tout ça présageait une suite
passionnante.
Au loin, on entendait la rumeur irrégulière
des ours explosifs.