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Le Pont des amants de l'amant
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6 décembre 2007

Le pari

"-Allons, laissez-vous faire!
-Monsieur, vous me faites mal, arrêtez, s'il-vous-plait.
-Mais enfin, mon amie, il n'y a pas de mal, j'en ai envie, vous en avez envie!
-Je n'en ai pas envie, monsieur! Vous me faites mal!"

Le type chauve commence à transpirer de plus en plus abondamment, et même si sa langue se délie pour raconter les arguments les plus convaincus -à défaut d'être convaincants-, il sent que son corps entier et l'âme qui vient avec ne sont mus que par un désir de chair. Depuis combien de temps n'a-t-il pas ressenti le bonheur normalement associé au plaisir?

"-Tu vas te taire? Mais enfin, nom de Dieu, tu vas te taire?
-Au secours! Laissez-moi!
-Ferme-la! Bon sang, qu'est-ce que j'ai fait? Bon Dieu..."

Elle est immobile. Elle n'a pas bougé depuis qu'il lui a brisé la nuque sur la rambarde de l'escalier.

J'avais douze ans quand Sullivan m'a montré cette scène. On était là, tous les quatre: Lou, Vera, le type qui mangeait des scarabées, et moi. Jusqu'à maintenant on n'avait pas bien compris qui était Sullivan; je dis jusqu'à maintenant d'un point de vue purement chronologique: on n'a jamais bien compris qui il était de toute façon. Il y avait même de quoi être encore plus perdu après ce qu'il venait de nous dire.
Je crois que c'est à ce moment là que j'ai remarqué que sa cigarette ne perdait pas de sa longueur, malgré tout ce qu'il avait pu tirer dessus. Il était donc là, à nous montrer des images, à tour de rôle. Mon tour était venu, il m'avait montré cette scène bizarre; j'avais juste noté que l'homme représentait une  déchéance transpirante.
Sullivan m'a alors parié que jamais, par la force de ma volonté, je n'arriverais à cet état-là, que jamais, de toute ma vie, je ne me retrouverais dans la position du type chauve.

C'était bien un pari, un défi. Un jeu. Ma vie, si j'acceptais, allait devenir un exercice de style, une progression qui devait mener à cet ultime stade de la déchéance et de la solitude. Sullivan s'était exprimé clairement: je devais reproduire la scène mot pour mot, action pour action. Et vu l'âge avancé de mon futur moi, le temps de l'action devait être tardif. En somme, ce suicide social et moral serait la conclusion de ma vie.

Je n'ai jamais revu Sullivan. J'ai continué à fréquenter Lou, Vera et mon ami mangeur de scarabées, et même si on ne parlait jamais de cet épisode de notre enfance -sans quoi, l'esprit même du jeu aurait été gâché-, chacun se demandait, à mesure que nous grandissions, si nous remporterions nos paris respectifs.

Depuis ce jour, je n'ai cessé de me demander si j'aurais le cran, si mon irrésistible amour du jeu l'emporterait sur ma soif de postérité et mon besoin d'être aimé. Je m'appelle Yaruch Bann.

Ceci est l'histoire de ma vie: l'histoire d'un homme irrémédiablement attiré par l'abîme."

C'est un texte que Yaruch Bann écrivit en 1997, comme incipit d'un roman semi-autobiographique, qu'il n'écrivit jamais. Le texte parut l'année d'après sous la forme d'une nouvelle, et beaucoup de ses lecteurs y virent l'annonce de la fin de son oeuvre. Aujourd'hui encore, certains affirment qu'il fallait lire dans ce texte la prophétie de sa disparition.   Pour ma part, en tombant sur cette nouvelle récemment, j'ai réalisé que je connaissais peu les toutes dernières oeuvres de Bann (celles des années 2000), et en m'y plongeant, j'ai découvert une esthétique de la chute et de la solitude quasiment absente (du moins de manière aussi explicite) dans le reste de son oeuvre. Une nouvelle énigmatique et fascinante, donc, au regard de la vie et de l'oeuvre de Bann, et qui aujourd'hui encore alimente les conversations passionnées de ses irréductibles fans.

Les personnages mentionnés par Yaruch Bann, à l'exception de Sullivan, renvoient tous, directement ou indirectement, à une personne réelle. Lou est probablement l'image de Louis Guillaume, peintre, ami et inspirateur de Bann (et plus connu sous le pseudonyme de Lou Midnight). Vera est une amie d'enfance de Yaruch, il la décrivit souvent comme sa "soeur spirituelle", même si leurs relations ont été bien plus ambigües. En ce qui concerne l'identité du dernier personnage, sachez seulement qu'un poème de jeunesse d'Edmond Pénélope s'intitule "Le mangeur de scarabées".

Les paris faits par Sullivan à ces trois autres personnages n'ont jamais été mentionnés explicitement par Yaruch Bann, mais on peut lire dans plusieurs de ses oeuvres (y compris des oeuvres antérieures à la nouvelle) quelques allusions plus ou moins significatives. J'en relèverai quelques unes dans un article ultérieur, et je posterai également des extraits des fameuses dernières oeuvres de Bann.

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