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Le Pont des amants de l'amant
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10 mars 2008

La rientopie de Yaruch Bann

En 1998, Yaruch Bann publie Le Royaume des Salamandres, étrangement sous-titré Une rientopie.
A travers le point de vue d'un narrateur sans nom quoiqu'impliqué, Bann y décrit une société imaginaire, dont la subtile originalité tient dans le titre: ce ne sont pas des êtres humains qui la composent et la gouvernent, mais des salamandres.

"Il me fallut environ une semaine pour comprendre ce qui dans cette cité m'avait frappé, ce qui la différenciait de toutes les autres. La peau des gens avait cette qualité visqueuse que je n'avais jamais rencontrée auparavant, leur visage  semblait plus allongé, leur démarche, surtout, n'avait rien d'ordinaire: au lieu de se tenir sur leurs membres inférieurs seuls pour pouvoir saisir et manipuler des objets durant leurs déplacements, les habitants sollicitaient leurs quatre membres. Je tirai de mon portefeuille deux photographies: l'une de ma fille, et l'autre de Roger la salamandre, mon cordonnier. Très vite, j'observai de nombreuses similitudes entre le modèle de la deuxième image et les habitants de cette étrange cité, et en deux mois, j'étais fixé: ces gens-là n'étaient pas humains."

A travers le regard de ce personnage crédule, dont il se détache progressivement pour devenir omniscient (voir la théorie d'Edmond Pénélope sur ce phénomène dans son article "Les narrateurs qui deviennent Dieu dans la poétique bannienne"), Bann expose le fonctionnement de cette société d'amphibiens. Il en explique les institutions, les bases juridiques, les moeurs, et peint le caractère de certains des grands personnages originaires de ce royaume.

"Ici, on ne juge pas les salamandres selon leur respect de la morale, mais soit selon la fécondité de leurs épouses, soit selon ce qu'on appelle la Distance Pédiluve. Lorsqu'il s'agit d'admettre la valeur d'un citoyen, on le fait marcher dans un gigantesque pédiluve, autour duquel on munit des soldats neutres de fusil chargés à blanc.
Les tireurs ont pour ordre d'abattre la salamandre au moment où sa vue leur est insupportable; on mesure alors la distance parcourue, et la valeur de l'animal est établie.
Philippe Vertelangue, chanteur de musique populaire, a longtemps détenu le record de la plus longue Distance Pédiluve (1,5 kilomètres), jusqu'à ce qu'on s'aperçoive qu'il avait soudoyé les tireurs en leur promettant des épouses fécondes.
Face à cette hiérarchie, lorsqu'il s'agit de juger les salamandres dans le cadre d'un procès, les magistrats se réfèrent au principe du "débrouillez-vous", établi par le roi fondateur Hugo Domino, également à l'origine de la loi "j'ai pas le temps, je roupille", qui a jeté les bases de la monarchie salamandrite."

Le potentiel satirique de ce roman n'est cependant pas ce qui retiendra l'attention du public et de la critique. En effet, à l'étonnement général, Yaruch Bann annonce dans un article suivant de deux semaines la parution de l'ouvrage:

"Des interprétations idiotes et sans fondement ont accueilli mon livre. Beaucoup de gens, par paresse intellectuelle, se sont empressés d'affirmer qu'à travers les salamandres, c'étaient les hommes que je peignais, alors qu'à travers les salamandres, ce sont tout simplement les salamandres que je décris!
Je crois toujours, malgré tout, à la justesse de mon portrait, qui selon moi montre ces animaux dans toute leur vérité, dans leurs qualités comme dans leurs défauts.
Un auteur de mes amis m'a récemment affirmé que jamais personne n'avait mieux cerné l'essence de la race des salamandres, ainsi que l'enjeu de cette communauté dans le monde moderne."

On retrouve quelques traces de cette vision critique de la salamandre dans le fameux roman  Ice-Jazz Ragtime sous les esquimaux:

"Comme j'apercevais Ingrid disparaître derrière une stalactite, le saxophoniste ténor m'attrapa le bras.
"-Nom d'une cymbale sous azote liquide, me dit-il, vous étiez introuvable toute l'après midi. Du moins, si nous pouvons encore parler d'après midi...
-J'aurais aimé l'être encore un peu, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dis-je avec agressivité.
-Bah, peu importe votre humeur, j'ai des réflexions en tête, et je ne voudrais pas qu'elles fondent avant de les avoir exprimées. Vous êtes prêt?
-Je ne bougerai pas, fis-je ironiquement, je suis gelé.
-Avez-vous remarqué comme les salamandres veulent donner l'impression de tout savoir? On croirait, à chacune de leurs prise de parole, qu'elles cherchent à synthétiser la culture universelle en une phrase, comme si la puissance de leur suggestion était matière suffisante à tous les commentaires que nous, pauvres non-salamandres, allions pouvoir donner en parasite.
-C'est juste, fis-je en un soupir, je crois que leur culture les pousse à acquérir tout le savoir disponible, pour l'emmagasiner et en déverser le stock au jour du Jugement Dernier. Elles sont comme cela, que voulez vous?
-Vous vous trompez, mon ami. Les salamandres ne parlent pas."
Il partit sur cette phrase, me laissant seul avec mon sentiment de vanité et mon désir de retrouver Ingrid.
J'interrogeai quelques glaçons qui jouaient aux cartes dans les environs, mais aucun d'entre eux ne l'avait vu s'enfuir. J'allais encore passer ma soirée à la pourchasser, et tout ça pour quoi? Pour me réchauffer contre elle et tomber amoureux encore plus bas. Bon sang, ce que je l'aimais..."

Quelques intellectuels ont réagi, parfois vivement, à la vision de Bann, jugée simpliste. "On ne peut pas limiter la culture salamandre à cette tension entre monothéisme puritain et rationalisme païen", dira Jacques Erribinioun.
Yaruch Bann reconnaîtra ultérieurement s'être fourvoyé, et avoir fait preuve de "préjugés binaires".

C'est toutefois ainsi qu'il faut comprendre, selon moi, le terme "rientopie": une société imaginaire qui ne renvoie qu'à elle-même, et ne passe pas, comme la littérature nous y a accoutumé, par une interprétation ethnocentriste parfois trop artificielle.



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Commentaires
F
Je sens qu'on va me tomber dessus à bras raccourcis, mais les Salamandres dont parle Bann, ça peut pas être perçu comme une représentation des juifs? Je sais que c'est pas de bon ton d'admettre l'antisémitisme d'un auteur, mais quand même, ce culte du savoir, ça me parait assez clair, non? Et puis cette histoire de pédiluve, moi, ça me rappelle trop clairement les "douches" des camps de concentration...<br /> J'espère qu'un spécialiste de Bann va me contredire sur-le-champ, mais quand même...
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