Le Rendez-vous des Coyotes
En lecteur de Magnum Phrodite qui se respecte, je trahis la promesse faite dans le précédent article, et vous livre les trois premières scènes du Rendez-vous des Coyotes (1982), probablement la plus fameuse pièce de Théâtre à Ne Pas Jouer écrite par Bann. Attention: il est presque impératif de lire l'article de ce dernier lien pour comprendre cet extrait!
Scène
1
Un petit appartement
puissamment éclairé, près de Paris. Deux hommes, chacun sur un fauteuil, sont
en conversation. Le premier, Phil, chanteur de punk et président du conseil
italien, tient dans sa main droite un verre de cognac -qui de temps à autre se
transforme en limonade- ; le second, Noé, tailleur de saxophones au chômage
technique, le regarde parler avec attention. Tout au long de la scène, ses
cheveux n’arrêtent pas de pousser, mais de manière invisible à l’œil nu.
Noé
Alors, c’est décidé, n’est-ce
pas ?
Phil
Maussade
Bien sûr, que c’est décidé. On
ne peut pas se permettre d’y aller.
Noé
Ses cheveux
poussent anormalement plus vite que précédemment, mais personne ne s’en rend
compte.
Se permettre ? Tu dis ça comme
si c’était moralement justifiable.
Phil
Oui, on ne peut pas se
permettre d’y aller, par respect pour le principe de lâcheté. Le respect fait
tout, Noé. Un homme est fait de convictions. Et de plusieurs choses visqueuses
plutôt repoussantes.
Noé
Inutile de préciser si tu
parles métaphoriquement ou anatomiquement, bien sûr ?
Phil
Bien sûr. La métaphore, c’est
sûrement quelque chose de perdu. Aujourd’hui, on l’utilise pour tout et n’importe
quoi. Avant-hier, au supermarché, j’ai vu un type qui essayait de faire ses
courses avec une métaphore. Pauvre type…
Noé
Il était jeune ?
Phil
Je ne sais pas, il dissimulait
son visage derrière une barbe blanche.
Noé
Il n’y a plus rien, de nos jours…
Phil
Tu sais, je me méfie de ces
considérations. Mon grand-père a passé sa vie à attendre un nouveau Victor
Hugo.
Noé
Le XXe siècle n’en a pas
manqué, pourtant.
Phil
Oui, mais il m’a expliqué peu
après sa mort qu’il attendait juste un homonyme… Le pauvre, il fondait de si
grands espoirs sur ce Victor Mugo…
Le cognac de Phil se transforme
en limonade
Noé
Interloqué
Tu as bien dit « après sa mort
» ?
Phil
Oui, par le biais d’une lettre
posthume qu’il m’a remise lui-même après l’enterrement.
Comme pour changer de sujet,
Phil avale une gorgée de cognac et rend brièvement sa peau translucide pour
montrer à Noé le trajet du liquide dans son tube digestif.
Noé
Tu ne veux vraiment pas y
aller, n’est-ce pas ?
Phil ne répond pas.
Noé
C’est quand même toi qui en es
responsable.
Phil
Maudits coyotes…
Scène
2
Une colline sableuse en arrière
plan, des silhouettes de bâtons plantés au sommet. Un personnage, Joseph
Gnuignuistnkfghj, attend, une rose à la main, assis sur un muret qui fait la
largeur de la scène. Très vite, on peut remarquer que ce personnage est en fait
un acteur, qui prête son apparence à un être imaginaire le temps d'un spectacle
où d'autres acteurs font de même.
Ce phénomène, nous le nommerons
arbitrairement "pièce de théâtre".
Entre Emilie, coiffée d'un
chapeau invisible à double tranchant.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Animé par la
venue d'Emilie
Emilie! C'est toi! Je pensais
ne jamais te revoir après ce problème de cataracte.
Emilie
Je n'ai pas beaucoup de temps,
mon amour. Mon père...tu sais ce qu'il pense...
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Absorbé par le
mouvement des lèvres d'Emilie, et mettant de côté toute information négative
Je t'ai apporté un cliché, ma
chérie!
Il lui tend la rose.
Emilie
Tu ne devrais pas...
Elle hume la
fleur
Bon sang, ce que c'est bon...
Un temps virgule
neuf cent douze.
Ce genre de petit plaisir ne
nous est plus permis, maintenant... Qu'est-ce que les gens peuvent avoir contre
le plaisir?
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Ce sont les vieilles
générations, ma puce. Si elles savaient ce que leurs prohibitions m'ont coûté,
elles ne m'interdiraient pas de me procurer une simple rose pour ma petite
amie.
Emilie
Le doigt levé,
comme touchée par la grâce
On devrait légaliser le
meurtre.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
En attrapant les
mains d'Emilie
Ça ferait moins de gens en
prison.
Emilie
Elle pouffe
Je me choque moi-même...
Elle divane
Ce sont les nouvelles idées,
elles choquent par leur brusque nouveauté.
Elle traversine
Je suis juste en avance sur mon
temps et sur moi-même.
Reprenant sa
gravité, elle canape
Tu ne devrais plus m'apporter
de clichés...C'est trop dangereux.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Mais il faut que je t'en
apporte! J'en ai besoin! Je dois t'en apporter encore, et encore!
Emilie
Après un temps
virgule neuf cent douze de réflexion, elle prend un air décidé
Dans ce cas, amène m'en plus.
Tu veux prendre des risques? Soit! J'en prends aussi, et j'en veux encore!
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Mais...
Emilie
Tyrannique
C'est un ordre! L'ordre de la
lune à son escargot transi d'amour.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Et transi de froid... Il faut
rentrer, maintenant, la tempête va commencer. Je te promets de chercher quelque
chose pour empêcher le rendez-vous des coyotes.
Emilie
Même jeu
Et apporte m'en plus.
Je veux plus de clichés,
toujours plus de clichés! J'ai vingt-deux ans, je ne veux pas perdre ma
jeunesse à passer à côté du plaisir brut...
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Je t'aime!
Emilie
Oui.
Scène
3
Retour à l'appartement de Phil.
La scène devra être jouée au
moment même où elle est écrite –c’est-à-dire avant la représentation-, afin de
rendre un effet d'improvisation -même si ce n'est bien sûr pas le cas. Phil
s'est assoupi. A première vue, on peut en juger qu'il dort depuis environ
dix-sept minutes.
Il se réveille brusquement.
Noé
Tout va bien?
Phil
J'ai rêvé que j'avais des yeux
magiques...
Noé
Des yeux magiques?
Phil
Oui, ce sont comme des yeux
ordinaires, sauf qu'ils sont magiques. Cela prendrait trop de temps de te
l'expliquer.
A partir de maintenant, la
scène est jouée au moment exact ou la scène 2 est écrite.
Phil
Je repense encore aux coyotes,
Noé.
C'est peut-être ça qu'on
appelle la culpabilité...
Noé
Tu devrais la partager, cette
culpabilité.
Je suis là, si tu veux...
Phil
A quoi servirait de partager ma
culpabilité, sinon à l'aggraver?
Noé
C'est un projet à très grande
échelle.
En partageant ta culpabilité,
je contribue à un futur phénomène qui consisterait en ce que tout le monde la
partage, et alors, puisqu'il n'y aurait plus personne qui soit en dehors de
cette culpabilité, la culpabilité n'existerait plus.
On comprend alors que Phil
dormait en fait depuis vingt-quatre minutes.
Phil
Il mord l'intérieur de sa lèvre inférieure et
tourne la tête de gauche à droite
Il y aura toujours une victime,
Noé.
Un temps virgule neuf cent
douze.
Noé
Dépité
Je sais. L'important, c'était
que tu ne t'en rendes pas compte...
Phil
Merci.
Trois temps virgule huit cent
vingt quatre.
Noé
Pendant que tu dormais, j'ai
pris la liberté de faire venir quelqu'un. J'espère que tu ne m'en voudras pas.
Il devrait arriver d'un instant à l'autre, et je pense qu'il pourra t'aider.
Un membre du public se lève et
monte sur scène. Le personnage ressemble furieusement au spectateur, à tel
point qu'on peut affirmer qu'ils ne forment qu'une seule et même personne. La
complicité avec ce spectateur n'était pas préparée, il devra donc improviser
exactement de cette façon:
L'inconnu
Se présentant
Je suis Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute!
Phil
Lemetteurenscèneestunfilsdepute?
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
A n'en pas douter!
Noé
C'est un nom très singulier,
c'est vrai.
A ce moment, si le spectateur
n'a pas eu la présence d'esprit d'improviser comme décrit ci-dessus, la
représentation devra s'arrêter, et le metteur en scène fera sauter le théâtre à
la dynamite.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Ecoutez moi bien, monsieur
Bill...
Phil
Rectifiant
gentiment
Phil!
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Phil, soit...je suis ici pour
vous faire comprendre que votre culpabilité est absurde et je vous le
démontrerai par un long développement construit appuyé sur divers exemples
historiques. Vous verrez, mon cher Bif, que toute cette histoire, au final, ça
n'est que du babillage.
Phil
Rectifiant,
intimidé
Phil.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Bill, comme vous voudrez.
Premièrement, et c'est là le
principe fondamental, il est important de comprendre que vous devez transférer
votre culpabilité sur quelqu'un d'autre.
Phil
Je vous demande pardon?
Noé
Tu vas voir, il est
extraordinaire.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Quelque chose vous gêne, Pif?
Phil
Légèrement
excédé
Phil! Ce qui me gêne, c'est
qu'à vous entendre, je suis vraiment coupable!
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Evidemment que vous êtes
coupable, espèce de connard!
La question n'est pas là, Pitt:
bien sûr, vous êtes immonde, vomitif, vous me foutez souverainement la gerbe,
mais ce n'est pas pour ça que je suis là!
Phil
Rectifiant, un
brin énervé
Bill!
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Si vous commencez à vouloir
chercher la vérité, sale enfoiré, c'est évident, vous allez vous ronger dans le
remords! Soyons logiques, Kitt!
Phil
Réellement
énervé
Je ne suis pas coupable, enfin!
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Sarcastique
Oui, c'est ça, vous n'êtes pas
coupable, bien sûr que non! Un type qui sacrifie le souhait de sa progéniture
au caprice des coyotes, c'est profondément moral, oui, excusez-moi!
Phil
Hors de lui, il
attrape Georges par le col et le fait basculer en arrière: Georges se retrouve
en équilibre sur le fauteuil où se trouvait Noé
Je ne suis pas coupable, est-ce
que c'est clair?
Est-ce que c'est clair?
Il hurle
Est-ce que c'est clair, espèce
de fils de pute?!
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Serein
On y est.
Maintenant, expliquez-moi
pourquoi vous n'êtes pas coupable, Kim.
Phil
Perplexe
Phil...Je suis pas coupable,
parce que j'ai tout fait pour ne pas l'être. C'est suffisant, j'en suis sûr.
Je n'ai rien à me reprocher,
depuis toujours, j'ai toujours agi comme il le fallait.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Prouvez-le.
Phil
Il pouffe
C'est ridicule. Comment
voulez-vous que je vous prouve quoi que ce soit?
C'est comme si je vous
demandais de me prouver l'existence de Dieu.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Rien de plus simple, j'ai un
certificat.
Il lui tend un
certificat que Phil lit attentivement.
Phil
Admettons...
C'est quand même beaucoup plus
complexe pour moi. Mais je veux bien essayer, si vous insistez.
Tenez, un exemple: quand
j'étais bébé, j'ai craché ma soupe sur le tablier de ma mère. Elle a cru que je
haïssais cette soupe, alors que je l'adorais, bon sang, vous pouvez pas
imaginer. Le truc, c'est qu'avant elle m'en avait fait goûter des tas d'autres
que je détestais, à tel point que quand elle m'a donné la soupe que j'aimais,
je pleurais tellement que j'ai tout rendu. Elle a abandonné après ça.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Vous voyez que vous n'êtes pas
coupable.
Phil
Dubitatif
Ça n'est qu'un exemple, ça ne
prouve rien.
Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Pour moi ça suffit, Kir.
Noé
Enthousiaste
On progresse, c'est merveilleux.
Je recopierai progressivement le reste de la pièce.