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Le Pont des amants de l'amant
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21 mai 2008

L'ennuisme

C'est au milieu des années 1980, soit plus de dix ans après les débuts de l'etylomisme, que Yaruch Bann fonde l'ennuisme.
Contrairement à la tendance générale de l'art qui selon lui "rend fade la vie en comparaison de la fiction", l'ennuisme entend sublimer la vie au prix d'un art dépouillé, banal, et ostensiblement sans intérêt.

"Trop de fois auparavant, dit-il, j'ai reposé Les Illuminations de Rimbaud pour me retrouver confronté à la pauvreté de mon propre langage parlé, trop de fois j'ai refermé un album de Stan Lee pour déplorer ensuite mon incapacité à virevolter entre les immeubles de Manhattan, tiré par ma toile! Il est temps que l'art s'agenouille devant la réalité, et que nos vies soient enfin les versions améliorées d'une littérature désespérément vide."

Si l'on excepte la musique et le cinéma, tous les arts sont potentiellement ennuistes, pour Bann. L'exemple canonique du récit ennuiste, c'est probablement Les Mâts, qui raconte l'histoire d'un personnage nommé Mathieu, qui passe toute l'intrigue à souder entre eux les mâts d'une tente:

"Cela faisait maintenant trois mâts. Mathieu compta une fois de plus: ça faisait bien trois mâts. Il lui en restait encore beaucoup à souder. Il prit donc un quatrième mât, et l'appliqua à l'extrémité du troisième en partant du début. En réalité, le début, ça n'avait pas vraiment de sens, mais pour Mathieu, ça désignait l'extrémité la plus proche de lui. Une fois le quatrième placé à l'extrémité des trois mâts, il partit prendre son matériel: un chalumeau, et une forte dose de matière métallique. Le chalumeau, posé sur la table, ne lui demanda pas un grand effort de déplacement, le métal, en revanche, se situait une pièce plus loin, ce qui allongea son trajet. Cet aller-retour le reconduisit devant les quatre mâts, où il protégea son visage avant de prendre le chalumeau. Il souda. Le quatrième mât était soudé. On pouvait dire sans prendre de risques que cela faisait quatre mâts."

Pour ceux d'entre vous qui s'attendent à une chute à l'issue de l'histoire, voici les derniers mots du récit:

"Le nouveau mât était fixé. Il reposa le chalumeau, et retira sa protection. Il ne restait vraiment plus beaucoup de métal. En tout cas, ça faisait quarante et un mâts. Il restait encore plusieurs mâts à souder, alors il continua."

Les aventures métallurgiques de Mathieu -qui s'étalent sur cent cinquante pages- reçurent bien sûr un accueil  haineux des critiques, qui bien souvent résumèrent leurs articles à deux ou trois mots peu mélioratifs. Malgré tout, l'ennuisme donna lieu à une école littéraire, discrète et éphémère, dont Bann fut évidemment le fer de lance.
Puis, un nouveau mouvement ultérieurement considéré comme dissident vit le jour: l'ennuisme interprétatif, conduit par Roland Noiraud. Contrairement à l'ennuisme orthodoxe de Yaruch Bann qui voulait sublimer la vie par la fadeur de l'art, celui de Noiraud s'appliqua à une relecture interprétative de tout l'art ennuiste, depuis les origines.
Paradoxalement, toutes les oeuvres ennuistes de Bann subirent cette analyse, malgré les protestations de l'auteur lui-même, qui ne voyait rien d'autre dans son art que l'utilité de l'ennui dont nous avons déjà parlé.
C'est ainsi que Les Mâts se virent affubler d'une lecture biblique, en raison de l'homonymie de son personnage avec le rédacteur du Nouveau Testament, et les fameux mâts soudés entre eux furent perçus comme un appareil permettant de titiller l'oreille de Dieu (voir notamment l'article de Noiraud à ce sujet, "Où c'est qu'il est le Seigneur? Où c'est qu'il est le Seigneur? Il est là!"). Le célèbre "Poème Sept" de Bann, qui se présente ainsi:

Je prends mon pain, ma gaufre et puis mon jus d'orange
Je me lave, me brosse, m'habille et je range
Mes affaires une à une dans mon cartable
Et je laisse au stylo un billet sur la table

donna lieu à d'innombrables spéculations. Roland Noiraud affirmait en effet que tout l'intérêt du poème convergeait dans le contenu du "billet sur la table". Selon lui, le texte de ce petit mot était le suivant:

" Partons croquer les grenades de la vie. Je regrette de ne pas avoir su avant qui était cette femme grise assise sur la balançoire. C'était la mort, en fait. Je suis bisexuel."

Inutile de préciser que cette transcription constituait, selon Noiraud, la seule possible et la seule acceptable. L'improbable guerre entre Bann et Noiraud dura jusqu'à la fin de l'ennuisme, que l'on peut dater aux débuts des années 1990. Si le premier s'étonnait de la mauvaise foi du second, ce dernier se défendait en affirmant avoir découvert la vérité que Bann espérait cacher, par peur que son principe ne périclite. Yaruch Bann écrivit d'ailleurs un violent pamphlet contre Noiraud, mais commit l'erreur de le rédiger dans un style ennuiste, et personne, en réalité, ne le lut. Noiraud, lui, lut dans ce pamphlet une évocation en filigrane des angoisses liées à la sexualité et à la mortalité parentales. C'est d'ailleurs à cette date que Bann composa la célèbre chanson "Ferme ta gueule".

Cinq ans plus tard, il fut révélé que Yaruch Bann et Roland Noiraud n'étaient qu'une seule et même personne.

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Commentaires
G
Le "en fait ils sont tous morts", c'est la théorie qui dit qu'en fait, ils sont tous morts -les personnages.<br /> Libre à vous d'y croire...
I
c'est quoi le "ils sont tous morts"?
A
Je sais que ça n'est pas de bon ton de dire ça, mais j'ai toujours trouvé que l'ennuisme selon Noiraud était le plus crédible. Et comme lui et Bann sont la même personne, je ne pense pas que l'on puisse dire que l'ennuisme de base est le véritable ennuisme.<br /> Voilà, pour moi, Noiraud fait du travail de Bann quelque chose de très intéressant, et ses thèmes de travail sont toujours très pertinents, surtout le fameux "en fait ils sont tous morts".
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