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Le Pont des amants de l'amant
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21 mai 2008

Le Rendez-vous des Coyotes (suite)

Scène 4

 

Un paysage désolé, mais prêt à tout pour rattraper ses erreurs.

L'arrière plan est ocre vif, et progresse verticalement vers le noir.

Au premier plan, une jeune fille visiblement âgée de vingt-sept ans, porte un long imperméable gris, et arpente la scène de long en large -mais surtout en large. A ses côtés titubent des formes sombres.

Régulièrement, une trame sonore vient rythmer la scène: il s'agit du seul son d'un pianiste hongrois s'écrasant de tout son long sur les touches graves de son piano, ce qui produit un accord sinistre.

 

Une des formes sombres se procure une pancarte en forme de flèche dirigée vers la jeune fille, et qui dit "Elle s'appelle Noémie".

Après un temps virgule neuf cent douze, la forme retourne la pancarte, et on peut y lire "En ce moment, elle songe à la solitude".

Une autre forme ramasse une pancarte qui dit "Elle a pour but dans la vie de démultiplier l'âme sœur."

Autre pancarte: "De désynthétiser l'homme idéal."

Autre: "Elle souhaiterait avoir un amant pour chaque facette de l'amour rêvé."

 

Entre Joseph Gnuignuistnkfghj.

Il fait d'abord mine de ne pas avoir vu Noémie, et simule une autre occupation en avalant des bébés alligators vivants qu'il extirpe de sa besace.

Après quatre alligators, il se dirige d'un pas décidé vers Noémie.

Son visage, dans la lumière, apparaît usé: il est mal rasé, et ses yeux sont bas.

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Sans regarder Noémie dans les yeux

Il m'en faut deux.

 

Noémie

Même jeu

Le prix a doublé.

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Doublé?!

C'est impossible, à ce compte-là, je ne pourrai pas lui en offrir régulièrement.

 

Noémie

Je ne décide de rien, mon ami.

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Il la regarde dans les yeux

Depuis quand avons nous perdu ce droit, chère inconnue?

 

Noémie regarde Joseph, troublée.

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Il y avait les classiques autrefois. Ils aimaient les roses. Mais ils détestaient tout ce qui était nouveau. Ils voulaient cultiver leurs roses, seuls, et que rien ne change.

Mais heureusement, les modernes sont arrivés. Ils ont voulu que les choses changent: ils ont saccagé les roses, et ils ont proposé à la place, tout simplement, les cadavres des roses. Les cadavres des roses étaient beaux, ils avaient un fabuleux parfum. Mais certains voulaient aussi des roses. Moi, je veux des roses. Les modernes veulent cultiver leurs cadavres de roses, seuls, et que rien ne change.

J'aime les roses. J'aime les cadavres de roses.

 

Un temps virgule neuf cent douze

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Mais j'ai du mal à voir la différence.

Le plus drôle, c'est que j'ai appris qu'avant les classiques, il y en avait d'autres, qui ont connu le même sort, et que la même histoire se répète depuis toujours.

Le seul but des modernes, c'était de devenir classiques.

 

Noémie regarde Joseph, paralysée.

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Donne moi les clichés, maintenant.

 

Noémie, sans détourner son regard, passe la main sous son manteau et tend machinalement deux roses à Joseph.

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Je lui en donnerai jusqu'à crever. Ce sera l'ultime cliché que je lui offrirai.

 

Il fait un pas pour s'en aller, mais Noémie le retient.

 

Noémie

Elle attrape son visage pour mieux voir ses yeux

Tes yeux!

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Mes yeux?

 

Noémie

Tu es

la Tendresse

!

C'est toi, je t'ai trouvé!

 

 

Joseph Gnuignuistnkfghj

Effrayé par le regard décidé de Noémie, perturbé –son expérience l’a déshabitué de la relation directe- par la soudaine familiarité de la jeune fille, anxieux à l’idée d’un échange visuel aussi intense –la profondeur des yeux de Noémie lui donne l’impression, bien qu’il ne veuille pas l’admettre directement, qu’y plonger son propre regard revient à lui faire l’amour- et tiraillé par une foule de sentiments tout aussi difficiles à rendre sur une scène de théâtre.

Lâche-moi!

 

Noémie

Reste ici, il faut absolument que je t'explique: nous allons faire un pas vers le bonheur!

 

Joseph la repousse violemment et s'en va avec ses deux roses.

Noémie reste alors immobile au centre de la scène.

Une forme sombre montre une pancarte qui dit "Elle va suivre cet homme inlassablement."

Une autre forme exhibe une autre pancarte qui dit "Obsédée, elle va le harceler pour lui exprimer son souhait."

Dernière pancarte: "Elle va échouer".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 5

 

 

L’appartement de Phil, dont la disposition des meubles a été inversée.

Phil, Noé et Georges sont toujours là, Georges à convaincre Phil, Noé à écouter admirativement la technique de Georges.

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

Alors, êtes-vous devenu familier avec l’idée de transfert, mon vieux Atomos Betterwhite ?

 

Phil

Phil…

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

Se reprenant

Phil, oui, peu importe.

Phil

Je demande encore à voir.

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

Et si je vous proposais de transférer votre culpabilité vers…

 

Noé

Craintif

Vers… ?

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

D’une assurance qui frôle la provocation

Vers les coyotes.

 

Phil

Abasourdi

Vers les coyotes ?!

C’est une blague ?

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

Non, c’est une race de mammifères.

 

 

Pendant que Georges prononce le mot « mammifères », le metteur en scène monte sur le côté opposé de la scène, baisse son pantalon et se fait seppuku.

Tandis que la représentation continue, deux ou trois spectateurs (six de préférence) improvisent un éloge funéraire mettant l’accent sur la merveilleuse capacité du défunt à se ridiculiser et à justifier à son encontre l’utilisation du terme « petite raclure ».

 

L’un des spectateurs responsables de ce discours devra absolument placer la phrase « un bon champignon, c’est avant tout un champignon qui raconte l’histoire de sa région ».

 

Phil

D’une inquiétude proche de la ville de Toulon

D’abord, ça veut dire quoi, transférer sa culpabilité ?

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

Gêné

Quoi, comment ça ?

 

Phil

Brusquement assuré par la gêne de Georges et par le chewing-gum qui dépasse de sa poche

Oui, qu’est-ce que ça veut dire, transférer sa culpabilité ?

 

Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute

Paniqué

Hein ? Enfin, quoi, il pouffe, mal assuré, vous voulez dire que…Enfin quoi, transférer sa culpabilité, c’est…non mais l’autre, transférer sa culpabilité, il sait même pas…Hé, attends, franchement… Enfin…Tu sais pas ? Il pouffe Regarde-le, lui, il…

 

Phil et Noé assistent à l’humiliation de Georges avec indifférence. Quand sa fierté a touché le fond du sous-sol du théâtre, un technicien en coupe l’extrémité avec un sécateur.

 Mu par l’effet de relâchement élastique, Georges est projeté vers le haut et perfore le toit du théâtre pour disparaître définitivement de la représentation. Pendant que celle-ci continue, Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute profite de sa liberté pour aller assassiner le chef d’Etat français du moment et instaurer le régime autoritaire de son choix. Lors de la scène 7, s’il y a encore des spectateurs, sa police politique viendra arrêter la représentation, jugée « subversive et trop peu axée sur la peinture de la merveilleuse âme de Son Altesse l’Inébranlable Georges ».

 

Noé

Embarrassé

Il va falloir trouver un autre moyen, maintenant.

 

Phil

Le seul moyen d’effacer ma culpabilité, c’est de rattraper mes erreurs. Et je refuse de faire ça. La culpabilité est beaucoup plus attrayante.

 

Noé

Regagnant une certaine dose d’enthousiasme (j’en exprimerai la quantité dans la scène 9)

Laisse-moi te raconter une histoire, Phil.

Il se racle la gorge avec une brosse, et en ressort une feuille de papier. Ce sont ses notes.

Il était une fois, il y a bien longtemps, un vieux roi prospère mais rimé –entends par là qu’à force de raconter ses exploits, les poètes et chanteurs de geste avaient fini par le lasser. Il possédait un empire immense, durement gagné à force de courageuses campagnes d’expansion territoriale et de massacres de populations voisines, et au dire de chacun, ce vieux roi était heureux.

Mais un jour que le soleil chantait dans le creux des rivières dansantes, un voyageur mystérieux se rendit à la cour.

 

Phil

J’adore les voyageurs mystérieux !

 

Noé

Moi aussi, c’est toujours le gros point fort de ce genre d’histoire. Arrive un voyageur mystérieux, donc, et qui dit au roi :

« Roi ! Ton royaume est prospère, mais ton château n’a qu’une tour ! Je reviendrai quand tu en auras deux. »

Sur ces mots, le voyageur s’en va.

Le roi, étonné, pense qu’il s’agit d’un fou, et n’y fait pas attention. Mais le lendemain, la reine succombe d’une maladie soudaine ! Le roi fait alors le lien avec les mots du voyageur, et construit une deuxième tour.

Le lendemain, le voyageur revient et dit :

«Roi ! Ton royaume est prospère, mais ton château n’a que deux tours ! Je reviendrai quand tu en auras trois. »

 

Phil

Qui a perdu son attention

Maudits coyotes !

 

Noé

Non, non, il n’y a pas de coyotes dans cette histoire. Je ne suis pas sûr que tu aies suivi l’intrigue…

 

Phil

Maussade, s’avance sur la scène et vient s’asseoir sur le bord de l’estrade

Laisse ce roi et son voyageur mystérieux, Noé, je ne suis pas d’humeur à entendre ces fariboles.

 

Noé

Ecoute, quand le rendez-vous des coyotes aura eu lieu, tu n’auras qu’à te dire qu’il n’y aura plus rien à faire. Et ce sera vrai. Alors ne te torture pas pour si peu. Si vraiment tu ne tiens pas, tu peux toujours dormir en attendant.

 

Phil

J’aime voir ma vie comme une pièce de théâtre, Noé. Chaque instant doit avoir son intérêt, afin que le spectateur imaginaire ne s’ennuie pas. C’est mon seul moyen de continuer.

 

Noé

Je ne te savais pas lassé de vivre, Phil.

 

Phil

Sache juste que depuis mon enfance, je suis assailli par des images de moi-même plongeant du haut de la tour Montparnasse.

 

Noé

Compatissant

Mon pauvre Phil.

 

Phil

Neutre

Je ne suis pas à plaindre, ça me permet d’écrire de fabuleux poèmes mélancoliques en vers libres. Ecoute celui-là.

Il inspire, puis regarde le fond de la salle d’un air captivé (en réalité, il s’attarde sur une jolie jeune fille assise au dernier rang)

 

La douleur est dans mon âme

Dans mon âme est la douleur, et la souffrance aussi

La douleur et la souffrance glissent sous ma peau

Ça fait mal

Ça fait mal

Je souffre tant que la douleur et la souffrance dans mon âme sont plus fortes encore

Que toute la douleur et la souffrance du monde, moins la mienne

Quand je suis dans mon lit, je souffre

Quand je suis dehors, je souffre

Je souffre dans le jardin

Je souffre dans la cuisine

Je souffre sous la table

Je souffre dans les escaliers

Je souffre avec Angela

Je souffre devant Angela

Je souffre dans le garage

 

Certaines personnes ne souffrent pas

Moi, si

 

Noé

Sincère

C’est très beau.

Phil

C’est parce que c’est vrai.

 

Noé

Bien sûr.

 

L’équivalent temporel d’un plein d’essence passe.

 

Phil

Georges me manque. J’aimais bien sa manière d’écorcher mon nom.

 

Noé

Bienveillant

Ne t’inquiète pas, Phil. C’est comme ton ami espion, je suis sûr qu’il t’entend, là où il est.

 

Phil

Brusquement

La réponse à mon problème est peut-être dans cette pièce.

 

Phil se lève, pendant que le pianiste hongrois de la scène 4 emporte le cadavre du metteur en scène dans un sac poubelle. A voir son attitude, Phil cherche un objet triangulaire et rouge, mais en vain. Son regard s’attarde sur une malle style Louis XXI, puis sur une panthère qui s’est introduite dans la pièce après s’être échappée d’un zoo voisin (si aucune panthère ne s’échappe d’un zoo au moment où la pièce est jouée, on se contentera d’un tatou volant –auquel il faudra néanmoins apprendre la flûte à bec).

 

Phil

Accroupi devant la panthère

Dis-moi, animal de Dionysos, sauras-tu me guider sur le chemin de la guérison ?

 

La panthère

C’est quoi, le nœud du problème ?

 

Phil

Il se pourrait que je sois responsable du prochain rendez-vous des coyotes. Ma fille, la pauvre créature, en sera la victime.

 

La panthère

Aïe. C’est épineux. En temps normal, je t’aurais redirigé vers Edouard, mais il est en congé, en ce moment. Eh bien, que dirais-tu d’empêcher le rendez-vous des coyotes ?

 

Phil

J’aimerais pouvoir changer les choses, mais qu’est-ce que je peux faire, à mon petit niveau ? Tu sais, jeune, j’étais un contestataire, moi aussi.

 

 

La panthère

Pas moi.

 

Noé

Moi non plus.

 

Phil

Continuant sa rêverie

En mon temps, j’ai voulu changer le monde !

J’étais le premier à gueuler contre la période rock de Bob Dylan ! Mais aujourd’hui, les choses sont plus difficiles… Je me rends bien compte qu’on ne peut rien changer.

 

La panthère

Pour le coup, il suffit d’une signature de ta main pour tout changer…

 

Phil

Agacé

Tu m’ennuies, animal de Dionysos ! Georges était plus marrant.

 

La panthère hausse les épaules, et s’en va.

 

La panthère

Il y a peut-être une solution dans la malle, mais je ne promets rien.

La panthère sort de la pièce après avoir vérifié qu’elle a toujours ses clefs. Phil fouille alors dans la malle. Il trouve une large pancarte, la sort, et pour l'observer la place bien en vue du public.

La pancarte
D'un air sans expression
Toute représentation théâtrale de ce texte devant un public serait la trahison du souhait de son auteur. Ce n'est pas un gag, ni un motif à sens caché. Au fait, Yaruch Bann est un auteur génial!

 

Noé
Intrigué
Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire?

Phil
Je n'en ai pas la moindre idée. Mais ça m'a l'air très sérieux.

Phil continue de fouiller dans la malle.

 

Noé

Pendant que tu cherches, je vais te raconter la suite de mon histoire.

Le roi, donc, après avoir entendu les mots du voyageur, décide de fabriquer une troisième tour. Le lendemain, le voyageur revient, et devant le roi, dit :

«Roi ! Ton royaume est prospère, mais ton château n’a que trois tours ! Je reviendrai quand tu en auras quatre. »

Perplexe, le roi laisse alors partir le voyageur, et fait fabriquer une quatrième tour. Mais une fois encore, le voyageur ne semble pas satisfait :

«Roi ! Ton royaume est prospère, mais ton château n’a que quatre tours ! Je reviendrai quand tu en auras cinq. »

 

Phil

Brusquement enthousiaste

Je crois que j’ai trouvé quelque chose !

 

Noé

Quelque chose d’intéressant ?

 

Phil

Qui fouille avec frénésie dans la malle, écartant divers objets qui finissent sur le plancher : une corde nouée, une cravate, un pistolet, trois places pour un concert de Django Reinhardt, et un spectateur du troisième rang.

Si je ne me trompe pas, oui…Il se pourrait bien que ça soit…

 

Phil s’arrête brusquement, et reste immobile pendant un temps virgule neuf cent douze. Noé le regarde, amusé. Puis, Phil se retourne, s’assied contre la malle, et son visage apparaît dans la lumière : il est baigné de larmes.

 

Noé

Son amusement a cédé la place à la peur

Qu’est-ce que c’était ?

 

Phil avale sa salive, puis regarde Noé.

 

Phil

C’était mon âme.

 

Noé

Ton âme était au fond de ce coffre depuis tout ce…

 

Phil le coupe en acquiesçant d’un hochement de tête.

 

Phil

En un sanglot

J’ai peur, Noé.

 

Un temps virgule neuf cent douze.

 

Noé

Il s’approche de Phil et pose sa main sur son épaule

Moi aussi, j’ai peur, Phil. Nous avons tous peur.

 

La veuve éplorée du metteur en scène entre, un couteau à la main, mais devant le désespoir de Phil, éprouve des remords et rebrousse chemin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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