Le Rendez-vous des Coyotes (suite)
Scène
4
Un paysage désolé, mais prêt à
tout pour rattraper ses erreurs.
L'arrière plan est ocre vif, et
progresse verticalement vers le noir.
Au premier plan, une jeune
fille visiblement âgée de vingt-sept ans, porte un long imperméable gris, et
arpente la scène de long en large -mais surtout en large. A ses côtés titubent
des formes sombres.
Régulièrement, une trame sonore
vient rythmer la scène: il s'agit du seul son d'un pianiste hongrois s'écrasant
de tout son long sur les touches graves de son piano, ce qui produit un accord
sinistre.
Une des formes sombres se
procure une pancarte en forme de flèche dirigée vers la jeune fille, et qui dit
"Elle s'appelle Noémie".
Après un temps virgule neuf
cent douze, la forme retourne la pancarte, et on peut y lire "En ce
moment, elle songe à la solitude".
Une autre forme ramasse une
pancarte qui dit "Elle a pour but dans la vie de démultiplier l'âme sœur."
Autre pancarte: "De
désynthétiser l'homme idéal."
Autre: "Elle souhaiterait
avoir un amant pour chaque facette de l'amour rêvé."
Entre Joseph Gnuignuistnkfghj.
Il fait d'abord mine de ne pas
avoir vu Noémie, et simule une autre occupation en avalant des bébés alligators
vivants qu'il extirpe de sa besace.
Après quatre alligators, il se
dirige d'un pas décidé vers Noémie.
Son visage, dans la lumière,
apparaît usé: il est mal rasé, et ses yeux sont bas.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Sans regarder
Noémie dans les yeux
Il m'en faut deux.
Noémie
Même jeu
Le prix a doublé.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Doublé?!
C'est impossible, à ce
compte-là, je ne pourrai pas lui en offrir régulièrement.
Noémie
Je ne décide de rien, mon ami.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Il la regarde
dans les yeux
Depuis quand avons nous perdu
ce droit, chère inconnue?
Noémie regarde Joseph,
troublée.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Il y avait les classiques
autrefois. Ils aimaient les roses. Mais ils détestaient tout ce qui était
nouveau. Ils voulaient cultiver leurs roses, seuls, et que rien ne change.
Mais heureusement, les modernes
sont arrivés. Ils ont voulu que les choses changent: ils ont saccagé les roses,
et ils ont proposé à la place, tout simplement, les cadavres des roses. Les
cadavres des roses étaient beaux, ils avaient un fabuleux parfum. Mais certains
voulaient aussi des roses. Moi, je veux des roses. Les modernes veulent
cultiver leurs cadavres de roses, seuls, et que rien ne change.
J'aime les roses. J'aime les
cadavres de roses.
Un temps virgule neuf cent
douze
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Mais j'ai du mal à voir la
différence.
Le plus drôle, c'est que j'ai
appris qu'avant les classiques, il y en avait d'autres, qui ont connu le même sort,
et que la même histoire se répète depuis toujours.
Le seul but des modernes,
c'était de devenir classiques.
Noémie regarde Joseph,
paralysée.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Donne moi les clichés,
maintenant.
Noémie, sans détourner son
regard, passe la main sous son manteau et tend machinalement deux roses à
Joseph.
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Je lui en donnerai jusqu'à
crever. Ce sera l'ultime cliché que je lui offrirai.
Il fait un pas pour s'en aller,
mais Noémie le retient.
Noémie
Elle attrape son
visage pour mieux voir ses yeux
Tes yeux!
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Mes yeux?
Noémie
Tu es la Tendresse
C'est toi, je t'ai trouvé!
Joseph
Gnuignuistnkfghj
Effrayé par le
regard décidé de Noémie, perturbé –son expérience l’a déshabitué de la relation
directe- par la soudaine familiarité de la jeune fille, anxieux à l’idée d’un
échange visuel aussi intense –la profondeur des yeux de Noémie lui donne
l’impression, bien qu’il ne veuille pas l’admettre directement, qu’y plonger
son propre regard revient à lui faire l’amour- et tiraillé par une foule de
sentiments tout aussi difficiles à rendre sur une scène de théâtre.
Lâche-moi!
Noémie
Reste ici, il faut absolument
que je t'explique: nous allons faire un pas vers le bonheur!
Joseph la repousse violemment
et s'en va avec ses deux roses.
Noémie reste alors immobile au
centre de la scène.
Une forme sombre montre une
pancarte qui dit "Elle va suivre cet homme inlassablement."
Une autre forme exhibe une
autre pancarte qui dit "Obsédée, elle va le harceler pour lui exprimer son
souhait."
Dernière pancarte: "Elle
va échouer".
Scène
5
L’appartement de Phil, dont la
disposition des meubles a été inversée.
Phil, Noé et Georges sont
toujours là, Georges à convaincre Phil, Noé à écouter admirativement la
technique de Georges.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Alors, êtes-vous devenu familier
avec l’idée de transfert, mon vieux Atomos Betterwhite ?
Phil
Phil…
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Se reprenant
Phil, oui, peu importe.
Phil
Je demande encore à voir.
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Et si je vous proposais de
transférer votre culpabilité vers…
Noé
Craintif
Vers… ?
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
D’une assurance
qui frôle la provocation
Vers les coyotes.
Phil
Abasourdi
Vers les coyotes ?!
C’est une blague ?
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Non, c’est une race de
mammifères.
Pendant que Georges prononce le
mot « mammifères », le metteur en scène monte sur le côté opposé de
la scène, baisse son pantalon et se fait seppuku.
Tandis que la représentation
continue, deux ou trois spectateurs (six de préférence) improvisent un éloge
funéraire mettant l’accent sur la merveilleuse capacité du défunt à se
ridiculiser et à justifier à son encontre l’utilisation du terme « petite
raclure ».
L’un des spectateurs
responsables de ce discours devra absolument placer la phrase « un bon
champignon, c’est avant tout un champignon qui raconte l’histoire de sa région ».
Phil
D’une inquiétude
proche de la ville de Toulon
D’abord, ça veut dire quoi,
transférer sa culpabilité ?
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Gêné
Quoi, comment ça ?
Phil
Brusquement
assuré par la gêne de Georges et par le chewing-gum qui dépasse de sa poche
Oui, qu’est-ce que ça veut
dire, transférer sa culpabilité ?
Georges
Lemetteurenscèneestunfilsdepute
Paniqué
Hein ? Enfin, quoi, il
pouffe, mal assuré, vous voulez dire que…Enfin quoi, transférer sa
culpabilité, c’est…non mais l’autre, transférer sa culpabilité, il sait même
pas…Hé, attends, franchement… Enfin…Tu sais pas ? Il pouffe
Regarde-le, lui, il…
Phil et Noé assistent à
l’humiliation de Georges avec indifférence. Quand sa fierté a touché le fond du
sous-sol du théâtre, un technicien en coupe l’extrémité avec un sécateur.
Mu par l’effet de relâchement élastique,
Georges est projeté vers le haut et perfore le toit du théâtre pour disparaître
définitivement de la représentation. Pendant que celle-ci continue, Georges Lemetteurenscèneestunfilsdepute
profite de sa liberté pour aller assassiner le chef d’Etat français du moment
et instaurer le régime autoritaire de son choix. Lors de la scène 7, s’il y a
encore des spectateurs, sa police politique viendra arrêter la représentation,
jugée « subversive et trop peu axée sur la peinture de la merveilleuse âme de
Son Altesse l’Inébranlable Georges ».
Noé
Embarrassé
Il va falloir trouver un autre
moyen, maintenant.
Phil
Le seul moyen d’effacer ma
culpabilité, c’est de rattraper mes erreurs. Et je refuse de faire ça. La
culpabilité est beaucoup plus attrayante.
Noé
Regagnant une
certaine dose d’enthousiasme (j’en exprimerai la quantité dans la scène 9)
Laisse-moi te raconter une
histoire, Phil.
Il se racle la
gorge avec une brosse, et en ressort une feuille de papier. Ce sont ses notes.
Il était une fois, il y a bien
longtemps, un vieux roi prospère mais rimé –entends par là qu’à force de
raconter ses exploits, les poètes et chanteurs de geste avaient fini
par le lasser. Il possédait un empire immense, durement gagné à force de
courageuses campagnes d’expansion territoriale et de massacres de populations
voisines, et au dire de chacun, ce vieux roi était heureux.
Mais un jour que le soleil
chantait dans le creux des rivières dansantes, un voyageur mystérieux se rendit
à la cour.
Phil
J’adore les voyageurs
mystérieux !
Noé
Moi aussi, c’est toujours le
gros point fort de ce genre d’histoire. Arrive un voyageur mystérieux, donc, et
qui dit au roi :
« Roi ! Ton royaume
est prospère, mais ton château n’a qu’une tour ! Je reviendrai quand tu en
auras deux. »
Sur ces mots, le voyageur s’en
va.
Le roi, étonné, pense qu’il
s’agit d’un fou, et n’y fait pas attention. Mais le lendemain, la reine
succombe d’une maladie soudaine ! Le roi fait alors le lien avec les mots
du voyageur, et construit une deuxième tour.
Le lendemain, le voyageur
revient et dit :
«Roi ! Ton royaume est
prospère, mais ton château n’a que deux tours ! Je reviendrai quand tu en
auras trois. »
Phil
Qui a perdu son
attention
Maudits coyotes !
Noé
Non, non, il n’y a pas de
coyotes dans cette histoire. Je ne suis pas sûr que tu aies suivi l’intrigue…
Phil
Maussade,
s’avance sur la scène et vient s’asseoir sur le bord de l’estrade
Laisse ce roi et son voyageur
mystérieux, Noé, je ne suis pas d’humeur à entendre ces fariboles.
Noé
Ecoute, quand le rendez-vous
des coyotes aura eu lieu, tu n’auras qu’à te dire qu’il n’y aura plus rien à
faire. Et ce sera vrai. Alors ne te torture pas pour si peu. Si vraiment tu ne
tiens pas, tu peux toujours dormir en attendant.
Phil
J’aime voir ma vie comme une
pièce de théâtre, Noé. Chaque instant doit avoir son intérêt, afin que le
spectateur imaginaire ne s’ennuie pas. C’est mon seul moyen de continuer.
Noé
Je ne te savais pas lassé de
vivre, Phil.
Phil
Sache juste que depuis mon
enfance, je suis assailli par des images de moi-même plongeant du haut de la
tour Montparnasse.
Noé
Compatissant
Mon pauvre Phil.
Phil
Neutre
Je ne suis pas à plaindre, ça
me permet d’écrire de fabuleux poèmes mélancoliques en vers libres. Ecoute
celui-là.
Il inspire, puis
regarde le fond de la salle d’un air captivé (en réalité, il s’attarde sur une
jolie jeune fille assise au dernier rang)
La douleur est dans mon âme
Dans mon âme est la douleur, et
la souffrance aussi
La douleur et la souffrance
glissent sous ma peau
Ça fait mal
Ça fait mal
Je souffre tant que la douleur
et la souffrance dans mon âme sont plus fortes encore
Que toute la douleur et la
souffrance du monde, moins la mienne
Quand je suis dans mon lit, je
souffre
Quand je suis dehors, je
souffre
Je souffre dans le jardin
Je souffre dans la cuisine
Je souffre sous la table
Je souffre dans les escaliers
Je souffre avec Angela
Je souffre devant Angela
Je souffre dans le garage
Certaines personnes ne
souffrent pas
Moi, si
Noé
Sincère
C’est très beau.
Phil
C’est parce que c’est vrai.
Noé
Bien sûr.
L’équivalent temporel d’un plein d’essence passe.
Phil
Georges
me manque. J’aimais bien sa manière d’écorcher mon nom.
Noé
Bienveillant
Ne
t’inquiète pas, Phil. C’est comme ton ami espion, je suis sûr qu’il t’entend,
là où il est.
Phil
Brusquement
La
réponse à mon problème est peut-être dans cette pièce.
Phil
se lève, pendant que le pianiste hongrois de la scène 4 emporte le cadavre du
metteur en scène dans un sac poubelle. A voir son attitude, Phil cherche un
objet triangulaire et rouge, mais en vain. Son regard s’attarde sur une malle
style Louis XXI, puis sur une panthère qui s’est introduite dans la pièce après
s’être échappée d’un zoo voisin (si aucune panthère ne s’échappe d’un zoo au
moment où la pièce est jouée, on se contentera d’un tatou volant –auquel il faudra
néanmoins apprendre la flûte à bec).
Phil
Accroupi devant la panthère
Dis-moi,
animal de Dionysos, sauras-tu me guider sur le chemin de la guérison ?
La panthère
C’est
quoi, le nœud du problème ?
Phil
Il se
pourrait que je sois responsable du prochain rendez-vous des coyotes. Ma fille,
la pauvre créature, en sera la victime.
La panthère
Aïe.
C’est épineux. En temps normal, je t’aurais redirigé vers Edouard, mais il est
en congé, en ce moment. Eh bien, que dirais-tu d’empêcher le rendez-vous des
coyotes ?
Phil
J’aimerais
pouvoir changer les choses, mais qu’est-ce que je peux faire, à mon petit
niveau ? Tu sais, jeune, j’étais un contestataire, moi aussi.
La panthère
Pas
moi.
Noé
Moi
non plus.
Phil
Continuant sa rêverie
En
mon temps, j’ai voulu changer le monde !
J’étais
le premier à gueuler contre la période rock de Bob Dylan ! Mais
aujourd’hui, les choses sont plus difficiles… Je me rends bien compte qu’on ne
peut rien changer.
La panthère
Pour
le coup, il suffit d’une signature de ta main pour tout changer…
Phil
Agacé
Tu
m’ennuies, animal de Dionysos ! Georges était plus marrant.
La
panthère hausse les épaules, et s’en va.
La panthère
Il y
a peut-être une solution dans la malle, mais je ne promets rien.
La
panthère sort de la pièce après avoir vérifié qu’elle a toujours ses clefs. Phil fouille alors dans la malle.
Il trouve une large pancarte, la sort, et pour l'observer la place bien en vue
du public.
La pancarte
D'un air
sans expression
Toute
représentation théâtrale de ce texte devant un public serait la trahison du
souhait de son auteur. Ce n'est pas un gag, ni un motif à sens caché. Au fait,
Yaruch Bann est un auteur génial!
Noé
Intrigué
Qu'est-ce que ça
peut bien vouloir dire?
Phil
Je n'en ai pas
la moindre idée. Mais ça m'a l'air très sérieux.
Phil continue de fouiller dans la malle.
Noé
Pendant que tu cherches, je vais
te raconter la suite de mon histoire.
Le roi, donc, après avoir entendu
les mots du voyageur, décide de fabriquer une troisième tour. Le lendemain, le
voyageur revient, et devant le roi, dit :
«Roi ! Ton royaume est
prospère, mais ton château n’a que trois tours ! Je reviendrai quand tu en
auras quatre. »
Perplexe, le roi laisse alors
partir le voyageur, et fait fabriquer une quatrième tour. Mais une fois encore,
le voyageur ne semble pas satisfait :
«Roi ! Ton royaume est
prospère, mais ton château n’a que quatre tours ! Je reviendrai quand tu
en auras cinq. »
Phil
Brusquement
enthousiaste
Je crois que j’ai trouvé quelque
chose !
Noé
Quelque
chose d’intéressant ?
Phil
Qui fouille avec frénésie dans la malle,
écartant divers objets qui finissent sur le plancher : une corde nouée,
une cravate, un pistolet, trois places pour un concert de Django Reinhardt, et
un spectateur du troisième rang.
Si je
ne me trompe pas, oui…Il se pourrait bien que ça soit…
Phil
s’arrête brusquement, et reste immobile pendant un temps virgule neuf cent
douze. Noé le regarde, amusé. Puis, Phil se retourne, s’assied contre la malle,
et son visage apparaît dans la lumière : il est baigné de larmes.
Noé
Son amusement a cédé la place à la peur
Qu’est-ce
que c’était ?
Phil
avale sa salive, puis regarde Noé.
Phil
C’était
mon âme.
Noé
Ton
âme était au fond de ce coffre depuis tout ce…
Phil
le coupe en acquiesçant d’un hochement de tête.
Phil
En un sanglot
J’ai
peur, Noé.
Un
temps virgule neuf cent douze.
Noé
Il s’approche de Phil et pose sa main sur
son épaule
Moi
aussi, j’ai peur, Phil. Nous avons tous peur.
La
veuve éplorée du metteur en scène entre, un couteau à la main, mais devant le
désespoir de Phil, éprouve des remords et rebrousse chemin.