Paul, Marc et le savon qui parle
Voici comme promis le début (soit 282 vers) de l'épopée de jeunesse de Yaruch Bann, composée, je le rappelle, durant une dissertation à l'âge de 19 ans:
"Aux temps si
florissants où le monde était grand
Comme aujourd’hui
encore, et même comme avant
Paul aux yeux de
café, qui connaissait le grec
Rencontra Marc le
roux, un grand chevalier sec
Qui traversait le
monde et sa banlieue très proche
A la recherche d’un
artefact pas trop moche
« C’est un
savon qui parle et qui sait quelques blagues
Qui valent, j’en
témoigne, le paradis des vagues
Où j’aime à
m’oublier, quand mon âme est trop triste
Mais je digresse
encore, excusez mes caprices »
Paul aux yeux de
café sitôt lui dit « Monsieur
Vos rimes sont
flottantes, et vos vers capricieux
On ne fait pas
rimer les mots « triste » et « caprices »
Sauf quand on veut
écrire une comptine aux fils
Et aux filles en
bas âge, peu savants en métrique
Mais faisons fi des
considérations techniques. »
Marc le roux
l’approuva, le savon attendait
Il synthétisa donc
sa demande en deux traits :
« Le savon est
à nous, si vous m’accompagnez »
Le pacte fut
scellé, on but du St Panier
Et l’on mangea
encore des pâtés de chevreuil
Et du bœuf, et du
porc, et puis du chèvrefeuille
Et quarante
poulardes, et huit femmes au foyer
En ce temps-là
madame, on savait festoyer
Repus et
satisfaits, les deux amis s’en furent
Croquer dans le
voyage comme en pomme mûre
Ils passèrent
bientôt la colonie des Pions
Qui de leur
échiquier avaient fui en avion
Pour aller
s’établir au confluent du Rhin
Et d’une autre
rivière dont le nom ne dit rien.
Je ne raconterai
pas sauf pour les curieux
L’hostilité sans
bornes qui se prit à eux
-Mais « se
prendre à quelqu’un » n’a pas vraiment de sens-
Il y eut, toujours
est-il, un crachat de violence
Qui émergea soudain
des pensées les plus calmes
Les Pions sont plus
bourgeois que les canards à palmes
Quand passés
quarante ans, ils restent dans la mare
Et du monde bruyant
ne veulent plus rien voir
Marc le roux fut
brûlé, mais il en réchappa
Avec une fièvre qui
bien vite passa
Paul aux yeux de
café fut pendu par les pieds
Et c’est tout
ballonné qu’il eut à s’exiler
Les deux amis
quittèrent le pays des Pions
Se promettant de
jamais revoir la région
Et les voilà partis
pour le pays voulu
Et connu par Paul
aux yeux de café moulu
Leurs pas faisaient
des traces qu’on retrouverait
Pour des siècles
encore, et dont on parlerait
Dans les livres
d’histoire et dans les randonnées
Lors des conversations
et dans les randonnées
Surtout en
randonnée, vous l’aurez deviné
Et les réunions où
chacun est aviné
« Mais, Marc,
dit un jour Paul aux yeux de café
Je sais que la
manie est à paragrapher
Mais cette quête,
enfin, a-t-elle au moins un but ?
J’avoue qu’il me
démange d’aller voir les huttes »
(Paul aux yeux de
café haïssait les consonnes
Et oubliait parfois
d’en prononcer certonnes)
Marc le roux riait
fort car il pleurait tout bas
-Il est des
habitudes qu’on ne moque pas-
Marc le roux, je
l’ai dit, se fendait bien la poire
Et reprochait à
Paul son défaut de mémoire
« Et le savon
qui parle, l’aurais-tu oublié ? »
(Car depuis
quelques temps, les deux se tutoyaient)
Paul démentit le
défaut de son souvenir
« Je sais bien
où mène notre bel avenir
Mais ce savon
parlant, l’as-tu bien rencontré ?
Ne t’a-t-on menti
quand on te l’a raconté ?
J’ai peur que la
légende ne soit erronée
Que l’on ne parle
de nous deux qu’en randonnée
Et que ce soit
encore pour bien rigoler
Aux dépends de nos
tronches, à proprement parler.
-Ce savon qui
bavarde, répliqua le roux
C’est celui qui
jadis mit à ma mère un coup
Bien placé,
justement, pour lui faire un enfant
Et je naquis ainsi,
en même pas un an ! »
Paul aux yeux de
café chut devant le prodige
De sa naïveté, Marc
tira du prestige
Mais il avait
menti, son père était savon
Comme la Seine est
sèche, et la barque un avion
Il fallait faire
simple pour convaincre Paul
Qui sans cette
astuce aurait baissé les épaules
Et serait reparti
–c’eut été bien dommage
Vivre entre ses
parents le reste de son âge
« Je ne viens
pas ce soir vaincre ton corps, ô bête »
Cria Paul car le
plagiat était à la fête
Conscient que
l’épopée excèdera quatre heures
Le jour est bien
moins pur que le fond de mon cœur
Ainsi vais-je
pillant pour aller bien plus vite
Et rimé-je en riant
l’épopée décrépite
Revenons maintenant
à l’intrigue initiale :
Paul et Marc
voyageant dans les plaines glaciales
Du pays où naquit
le forgeron bougon
Qui coupa son
épouse pour en faire un bouchon
Et ne jamais
toucher à son alcool fétiche
Les gens des pays
froids ont la raison fortiche
Ils cheminaient
encore quand à l’horizon
Apparut la lumière
d’une bleue maison
Il fallait faire
escale et ripailler enfin
Car lorsque l’on
voyage, on est pris par la faim
Les habitants
malins offrirent le couvert
Mais la bouffe
elle-même, la firent payer cher
Les gens des pays
froids ont la raison glaciale
Et le cœur asséché
par le vent hivernal
Mais Marc le roux
avait dans sa bourse un trésor
Assez profond pour
manger jusqu’à être mort
Devant le chiffre
vertigineux les parents
Firent
« hourra » et sacrifièrent les enfants
La viande du festin
était toute trouvée
Et l’infanticide
était loin d’être prouvé
Il y eut de la
laitue et des légumes verts
Et trois kilos de
coke planqués dans les couverts
De l’opium distillé
dans un bon vin de France
Et les gentils
bambins en plat de résistance
On mangea bien, on
rit, on joua de la guimbarde
Et puis on tua le
chat avec une bombarde
Et ainsi Marc le
roux, retrouva le sourire
Qu’il avait fait
tomber dedans le poêle à frire
Cependant que,
distrait, il pillait la cuisine
Et paillard
éternel, se tapait la cousine
Vint le temps du
coucher et de la nuit paisible
On ne pensa alors
qu’à ce qui est possible
Et l’esprit endormi
comme à l’Académie
Chacun s’inocula la
triste épidémie
Au réveil, le
matin, le soleil était là
Et transperçait la
chambre jusqu’aux matelas
On se dit « au
revoir », on rit et on partit
Retrouver le savon
doué de répartie
La neige était
pareille à une blanche fée
Réduite en poudre après
s’être déshydratée
La technique était
neuve : on la testait sur tout
Et on lyophilisait
les femmes et les matous
C’est après
dix-sept heures de chemin ardu
Que Marc et Paul
aperçurent un inconnu
Il était grand,
bossu, et fumait le lutin
Qu’il avait brûlé
vivant très tôt le matin
Espérant composer
un bon tabac magique
Mais ne synthétisa
qu’un fort anxiolytique
Placide et
euphorique, il les salua en turc
Sans parler cette
langue, et prononça un truc
Que je
retranscrirai par « liligoduniutre »
Mot rare qui ne
rime qu’avec « tadiniutre »
Voulant
communiquer, Paul aux yeux de café
Fit de grands
gestes vifs, et se prit à gaffer
En levant son
majeur d’une phalange en trop
Et voilà le bossu
qui les poursuit au trot
Drogué, peu
réactif, mesurant les distances
Comme un aveugle
idiot voulant relier la France
Et les Etats-Unis
en sautant à pieds joints
Il trébuche, se
tue, Marc le roux le rejoint
Et de sa bourse
pleine l’allège aussitôt
Avec la somme neuve
il fera un gâteau
A Paul aux yeux
café, choqué par la manœuvre
« Mon
clafoutis, c’est sûr, ce sera un chef d’œuvre »
Murmure-t-il,
secret, en se frottant les mains
Il pense à la
farine qu’il paiera demain
Il est maintenant
tard, il faut se reposer
C’est ce que sans
tarder, Paul voudrait proposer
Mais la plaine
déserte à Marc donne une idée
Il veut dès
maintenant fonder une cité !
Alors il fait venir
les clochards du pays
Voisin et les
invite à sensifier sa vie
Il en nomme un
consul, l’autre gardien du culte
Et puis se lasse
enfin, et les tue en tumulte
Car la cité prend
forme, et déjà l’expansion
Est à l’ordre du
jour, Paul lui dit « Attention !
Tu te feras
dépasser par les dimensions ! »
La ville est
gigantesque, une administration
Place Marc au plus
haut, mais tout ça lui fait peur
Alors il organise
un feu de grande ampleur
Fait brûler les
garçons et violer leurs sœurs
La cité s’est
éteinte, partout le peuple meurt
Et le pouvoir
aussi, c’est la fin de la ville
Marc le roux est
gentil, mais parfois il est vil
Ainsi va l’homme
honnête, du bien jusqu’au mal
Sans jamais
s’arrêter au milieu en escale
Telle est la
tragédie de Marc qui est normal
Et ne peut se
résoudre à prendre l’esprit mâle
Plutôt que la
femelle –la seconde c’est
Le symbole évident de
cet esprit qui sait
A peine distinguer
les bonnes décisions
Des achats
instinctifs, et honnit la raison
Les flammes de la
ville dansent toujours au loin
Et les deux
compagnons reprennent leur chemin
Il fait toujours
sommeil, Paul veut que l’on s’arrête
« Je ne viens
pas ce soir, vaincre ton corps ô bête ! »
Plagie-t-il à
l’intention de la jolie fille
Qu’il dédaigne ce
soir, car enfin, il roupille
La nuit est agitée,
Marc le roux pense aux âmes
Des gens qu’il a
fait tuer, et des plaintes des femmes
Tout ça le met en
joie, il bouge, se retourne
Se marre en
repensant aux clochards qu’on enfourne
Dans la machine à
pain, il est pris d’un fou rire
Et réveille ainsi
Paul, qui s’en va se nourrir
Des baies et des
souris constituent son repas
Mais son insomnie
dure, et ne s’en va donc pas
Il repense au
passé, aux classes hellénistes
Aux alcools
insondables, aux partis communistes
Cette jeunesse
informe, est-elle donc partie ?
Sait-il où la
trouver, ce savon décati ?
Si le voyage dure,
il pourra la revoir
Car de ces
aventures, il tirera savoir
Et jeunesse
éternels, à courir en tous sens
Il jubile en
secret, en dansant, presque en transe
Et revient se
coucher, calmé par son astuce
Il s’endort
aussitôt, bien que pris par les puces
Le lendemain matin,
Marc le roux émergea
D’un bon sommeil,
heureux comme un maharadjah
Et réveilla Paul
aux yeux de café soluble
Fatigué par son
faux problème irrésoluble
« Il te faut
maintenant cueillir le creux du jour
Et te bouger le cul
une fois pour toujours »
Ainsi parlait le
roux au langage trop cru
Comme une religion
prêchée par le Jésus
Où un autre
prophète, qu’importe le nom ?
Tout magicien
attend son morceau de renom
Ils cheminaient
encore quand la neige enfin
Laissa la place à
un beau paysage urbain
Qui sentait bon la
pluie et le chat repassé
Et le béton, la
brique et puis la fricassée
« C’est ici,
mon ami, que nous quittons enfin
Ces bouseux
illettrés qui ont toujours trop faim
Allons nous
enquérir d’une bonne bidoche
Avec sur les genoux
une fille pas trop moche »
La crudité sans limites
de Marc le roux
Choquait
abondamment Paul et son esprit doux
Il était né péon,
et se sentait visé
Quand Marc disait
« Les ploucs, faut les atomiser »
Il résolut enfin
d’exprimer sa rancœur
Avec son long
couteau, mais sans viser le cœur
« Voilà ce que
les ploucs sont capables de faire ! »
Et l’inconnu frappé
s’effondra, mort, par terre
Marc le roux
frissonna devant le pauvre exemple
Et tut ses
calomnies sur le chemin du temple
« Le
temple ? Pourquoi faire ? » demanda Paul, alerte
« Prier l’âme
des morts de la plaine déserte »
Marc mentait, le
salaud, les morts l’ennuyaient trop
Mais il voulait piller
et fuir par le métro
« Le culte
c’est l’endroit où l’on trouve l’argent
Le métro c’est
l’endroit où l’on trouve l’agent
Si ça rime c’est
bien parce que c’est un peu vrai
Dieu met la vérité
dans les beaux attifets
Alors allons voler
les sous du p’tit Jésus »
Ainsi pensait le
roux, mais il fut bien déçu
Car arrivé enfin à
la porte d’église
Il vit que la
maison, maintenant, oh, surprise !
S’était fait
réformer et qu’alors, les richesses
On s’en balançait
bien, on baisait les duchesses
Et la sexualité vaut
toutes les dorures
L’idolâtre charnel
était maintenant pur
Pieuse était la
traînée, pieuse, elle qui s’exerce
A faire de sa
personne un lucratif commerce
Paul aux yeux de
café se trouvait peu actif
Depuis deux jours
déjà qu’il se tapait le pif
De Marc le roux,
sans cesse, du jour jusqu’au soir
Il arrivait enfin à
ne plus le pouvoir
Regarder cinq
minutes sans même une allergie
Alors il se lança
dans une saine orgie
Marc le roux
enrageait, le pactole était loin
Et cependant que
Paul se reposait la main
Le savon qui
bavarde pouvait être cueilli
Par un concurrent
plus vif et plus aguerri
Car les diamants,
l’argent, l’or et même le bronze
Les lamelles de
chats, l’esprit repu des bonzes
Ces richesses en
somme, Marc s’en moquait tout rond
Ce n’était qu’un
moyen de trouver le savon
Et d’alléger les
douleurs de ce long voyage
Et de se prémunir
contre tous les naufrages
Ne jugeons pas
encore l’âme de notre roux
Son véritable but
est inconnu par nous.
Comme il savait
l’escrime et la loi du pays
Marc mélangea le
tout et sortit impuni
Du massacre
sanglant qui souilla cette église
-« Les vieux
ça fait trois points » telle était sa devise-
Et les deux
compagnons repartis pour de bon
Négocièrent au
passage quelques jolis jambons
La maitrise de Marc
des ressors judiciaires
Est aussi
surprenante qu’elle est légendaire
Et les gentils
lapins qui courent les rivières
Et les chats
ondulés qui sortent des gouttières
Virent partir au
loin deux hommes immunisés
La tête fière et
l’âme pas mal anisée."