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Le Pont des amants de l'amant
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19 janvier 2009

Echecs (1995)

"Le verdict est tombé ce matin de la bouche du chirurgien. Ça lui a d'ailleurs emporté une partie des gencives, mais il saura arranger ça, c'est son métier.Il me regardait, son cigare infect aux lèvres, et il m'a dit:

"Monsieur Terelle, vous allez devoir subir une ablation de la tête."
Je n'ai pas su quoi répondre. Dans un sens, j'ai toujours su que ça finirait comme ça, depuis que je suis entré dans ce monde et que j'ai essayé d'en déchiffrer les cruels nuages. Déjà, petit, ma mère me répétait:
"Si tu ne manges pas ta soupe, le docteur va t'enlever la tête!"
Et je ne l'ai jamais crue. Au final, la vie n'est qu'une fuite absurde: on fuit l'insoutenable vie de nos parents, pour réaliser trop tard qu'on ne fait que courir sur place. Ma mère avait raison: elle avait raison pour l'ablation de la tête, elle avait raison pour le croque-mitaine (mon père a du dépenser dix ans d'économie pour payer la rançon), elle avait raison pour la phénoménologie et son impact sur les sociétés de contrôle. C'est cruel, qu'elle ait raison à ce point.
Maintenant, je me demande ce que c'est, de vivre sans tête. Je sais déjà que je ne pourrai plus jamais poser mon regard sur les paysages de la pampa et de ma pauvre fiancée. Je crois que je ne pourrai plus penser. C'est peut-être beau, la vie sans pensée.
J'ai passé l'après-midi à déchirer mes chapeaux en pleurant. Tout ça me touche bien plus que je ne l'aurais imaginé. Elle va me manquer, cette tête. J'espère arriver à détourner l'intérêt d'autrui sur les autres parties de mon corps; je sens que mon épaule a des choses à dire. J'aimerais au moins qu'elle ait suffisamment d'éloquence pour dire "aimez-moi". (Cette opération vient de me forcer à résumer le message de ma vie. Il y a de quoi pleurer, alors j'en profite, parce que bientôt....)
Je viens d'arriver au bloc, en compagnie de Marianne dont le visage est neutre par respect pour le mien qui ne sera bientôt plus. N'empêche, je n'ose pas le lui dire, mais j'aimerais vraiment qu'elle y imprime un peu de chagrin; ou un sourire, pour la route, la longue route obscure que je m'apprête à emprunter. Le médecin a remarqué mon air abattu; il me tape l'épaule en me disant que tout va bien se passer. Dans l'instant d'après j'arbore un large sourire, et il croit qu'il m'a rassuré, mais en fait je profite de toutes les fonctions de mon visage. Ça me permet de me rendre compte que le sourire, c'est une option que je n'ai pas tellement exploitée...
J'embrasse Marianne avec ma bouche, mes oreilles et mon âme, j'espère n'avoir rien oublié. On m'allonge sur un grand lit blanc, le chirurgien entre avec son horrible machine grisonnante.
"Ne craignez rien, tout va bien se passer."
Il met l'engin en marche, et le passe sur ma tête.

L'erreur de ce texte provient de l'argument de base. Je ne m'en suis aperçu qu'au dernier moment: sans sa tête, le personnage ne peut plus penser, et la narration est foutue. J'ai d'abord pensé à passer en narration à la troisième personne, mais ensuite je me suis plus précisément renseigné, et il semble que l'ablation de la tête soit une pratique peu courante qui, de surcroit, entraîne irrémédiablement la mort du patient. Un narrateur ou personnage principal mort, c'est mauvais pour l'intrigue, souvenez-vous en, les enfants. Cela dit, j'ai réussi à contourner mon erreur: si ce personnage meurt, on peut faire passer la narration entre les mains d'un autre personnage, et raconter une autre histoire. C'est ce que j'ai fait, mais en supprimant le préambule que vous venez de lire, que je jugeais inutile. C'est ainsi qu'est né mon roman Les chocolats célestes, qui, quand j'y réfléchis, a une intrigue sensiblement différente.

En résumé, jeunes gens: si vous n'arrivez pas à écrire, écrivez autre chose."

Ce texte, intitulé "L'ablation", est le premier du recueil Echecs, qui rassemble tous les textes que Bann n'a jamais pu achever pour diverses raisons. Tout le recueil procède de cette manière: Yaruch Bann recopie d'abord le texte embryonnaire, et conclue par un commentaire explicatif des raisons de son échec. Il explique dans sa préface la légitimité d'une telle publication:

"J'espère permettre aux jeunes gens qui veulent entrer en littérature de cerner un peu mieux les obstacles qu'ils pourront rencontrer, de leur suggérer des contours, et de leur épargner un temps précieux. Au delà de ça, je pense que ces embryons ont un intérêt esthétique en soi; l'idée nue est parfois plus intéressante que la façon dont on la transmet. Non, oubliez ce que je viens de dire, c'est idiot. J'effacerai ça quand on imprimera le bouquin.

Enfin, et c'est peut-être ce qui me motive le plus, ce recueil va me permettre de gagner pas mal d'argent. Vous savez combien coûte l'entretien quotidien d'une décapotable?"

Malheureusement, le recueil n'a pas eu l'effet escompté dans le monde de la recherche littéraire, en dépit de ce que Bann, prophétique, annonçait dans sa préface comme "un rat de marée". Quand des journalistes lui demandèrent s'il avait volontairement mal orthographié "raz-de-marée", Yaruch Bann resta silencieux un instant, répondit "oui" et disparut au volant de sa célèbre mobylette orange et noire.

"On ne l'a plus jamais revu depuis, écrit Edmond Pénélope. Mais comme Bann est un type sensible et sociable, il intercalait, au milieu de sa disparition définitive, de longs moments de réapparition. D'ailleurs, quand j'y réfléchis, on l'a rarement autant vu que pendant cette période. Ce type était vraiment collant."

Je vous recopierai bientôt de nouveaux extraits des Echecs.

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